aujourd'hui

Ce qui se passe aujourd'hui donnera ses fruits. Peut-être dans cinquante ans et je ne serai plus là pour le voir. La société de consommation produit des contradictions violentes qui ne sont pas celles qu'avait prévues Marx. Il n'y a plus de classe ouvrière en France. Le peuple est petit bourgeois. Pourquoi ? Parce que la haute technologie enlève petit à petit du marché du travail les tâches qui incombaient jadis aux humains. Des machines se chargent d'automatiser, de rentabiliser et par là de produire à moindre coût. Nous vivons plus vieux même si de nouvelles maladies comme le SIDA peuvent inverser la tendance. Personne ne sait ce qu'il adviendra de cette maladie. Mais ce que tout le monde peut comprendre, malgré la politique de l'autruche menée par tous les technocrates, c'est que du travail, tel qu'il est conçu actuellement, c'est à dire du travail productif, il n'y en aura pas pour tout le monde.
On veut nous faire croire que tout dépend de la consommation. On voudrait que les pauvres consomment, on les incite à acheter à crédit, on veut faire repartir l'économie. Mais l'économie ne repartira pas, la croissance n'aura pas lieu et c'est évident. Car le système capitaliste a toujours vécu sur les profits. Aujourd'hui, grâce aux machines on peut en faire plus, mais les hommes qui payaient de leur sueur leur droit à être des victimes de la consommation ne peuvent plus payer car ils n'ont pas de travail. La philanthropie n'a jamais mené le monde et aucun capitaliste ne renoncera à l'automatisation pour embaucher une personne humaine qui lui coûte des charges sociales et qui en plus peut se révolter. Une autre contradiction violente est qu'avec ces nouveaux systèmes de production, il y a surproduction. On produit trop mais les prix ne baissent pas pour autant, comme le croyait Mr. Smith. Dans le domaine de la production alimentaire personne ne sait comment inverser le processus d'industrialisation qui tue les agriculteurs. Là non plus, pas de cadeaux, bientôt il n'y aura plus d'agriculteurs et ce qui est produit en plus ne sera jamais donné à ceux qui ont faim. Toutes ces contradictions sont apparentes et n'importe qui peut les voir.
Ce qui retarde la prise de conscience du citoyen, c'est que la société de consommation est aussi la société du spectacle. Nous consommons tout, en plus de la lessive X, nous consommons les guerres, les génocides et tout ce qui peut être mis en image, en un mélange monstrueux. Vingt quatre heures sur vingt quatre, le petit écran nous verse son quota de réalité. Nous n'avons plus besoin de vivre, nous vivons tout par procuration. Nous ne sommes pas dignes de vivre si nous vivons comme cela. Le monde n'est pas celui que les images nous désignent. D'autres que nous les choisissent et les commentent. D'autres que nous décident des guerres. Même si nous avons le sentiment d'être surinformés, nous sommes désinformés jour après jour. Nous sommes seulement spectateurs. Nous sommes de pauvres petits bourgeois. Notre idéal est celui des bourgeois mais nous ne pourront pas l'atteindre. Les ouvriers, les agriculteurs, les artisans travaillaient dur mais ils pouvaient goûter la saveur du repos. La vraie valeur du travail est celle du travail manuel et elle sera bientôt oubliée. Il faut trouver de nouvelles valeurs.
L'information digne de ce nom est celle sur laquelle nous avons prise. Ce que je vois à travers des images me rend un peu plus lâche chaque jour car je ne peux rien y faire. Ma compassion passagère ne sert qu'à endormir mes facultés d'action. S'il reste encore en nous un désir de faire, il ne passe que par celui d'être médiatisé. Toute action n'est vraie, certains diront efficace, que si on nous la montre à télé. Pour preuve, les étudiants ont cassé dans les rues pour qu'on parle d'eux à télé. Si un journaliste n'est pas là,le fait n'existe pas. Entre parenthèses, ne tombons pas dans l'obscurantisme. Ne nous en prenons pas aux journalistes, comme les ouvriers qui cassaient les machines pendant la révolution industrielle. Ils ne sont qu'un malheureux instrument d'un système sur lequel ils n'ont pas plus prise que nous. Que nous importe d'être intégrés au grand spectacle puisque ceux qui regardent ne seront pas plus concernés que s'il voient défiler les images d'une guerre étrangère. Ne nous laissons pas prendre à ce mécanisme stérilisant et banalisant. Le monde est trop grand, voyons plus petit. Notre seule planche de salut est la constitution de réseaux à échelle humaine. Développer un système d'information et d'action qui ne soit pas marchand et qui permette à toute personne y appartenant d'intervenir librement. C'est à cette seule condition que nous pourrons créer de nouvelles valeurs en dehors de la société du spectacle. Créer ces réseaux, cela veut dire aussi installer des rapports qui ne sont pas basés sur l'argent. Un système d'échange de services doit être inventé entre les personnes, selon leur capacité et leur besoin. Pour faire contrepoids à la mondialisation des informations, à l'impérialisme de la "communication" c'est à dire à l'esprit marketing, il faut mettre en place des réseaux de résistance non revendicatifs. Il ne sert à rien de réclamer aux instances supérieures centralisantes et globalisantes. Elles sont impuissantes à produire autre chose que des "images". Elles ne peuvent qu'utiliser les forces qu'on leur donne en les transformant en discours médiatiques, en bonnes intentions, bref en émissions de télévision qui, ponctuellement, étonnent les citoyens et perfectionnent par là l'intégration spectaculaire de toutes les initiatives, de toutes les révoltes. Il ne s'agit pas non plus de recréer des particularismes régionaux ou nationaux, ferments de tous les discours poujadistes.
Pour tisser ces réseaux, n'ayons pas peur d'ultiliser avec prudence et vigilance les moyens technologiques tels que l'informatique. Le principe qui doit être mis en exergue partout et toujours est celui de la curiosité réciproque. L'apprentissage de la collectivité remet bien des valeurs en question. Sans faire d'idéologie : chaque échange, chaque service rendu doit être basé sur un intérêt de part et d'autre. Nous serons amenés à partager. Cela viendra lentement car la propriété est encore sacrée. Mais l'épanouissement de soi est une valeur qui prend le pas sur la consommation. Cela demande une certaine austérité de vie. Chaque frustration de consommation va nous obliger à inventer des compensations qui seront un jour plus importantes que les objets matériels dont nous auront été privés et que tous les phantasmes qui sont entretenus par la publicité.

Caroline Sarrion

© Pleine Peau 1998